Edgar se met au vert!

Soyons clairs: Edgar ne va pas bien. Ces derniers jours, il a connu des hauts et des bas, des bons jours et d’autres où la léthargie semble dominer. Aujourd’hui, l’appétit n’y était pas vraiment… mais il a quand même mangé. Il faisait beau cet après-midi. Nous avons donc ressorti harnais et collier jadis utilisés à Red Deer et il a fait le tour du jardin à l’arrière de la maison (les pissenlits s’en donnent présentement à cœur-joie). Cela semble lui avoir fait le plus grand bien. Nous tentons de notre mieux de rendre ses derniers jours agréables… et ça brise le cœur de savoir que nous allons bientôt lui dire adieu, mais nous lui sommes infiniment reconnaissant de nous avoir donné autant de temps depuis son diagnostic. Cependant, cet après-midi, on n’aurait pas su qu’il n’allait pas… il a même voulu donner un brin de conduite à une sauterelle qui s’est manifestée près de la clôture.

Rusty ne voulait pas être en reste… et il est venu faire son tour lui aussi. Attachés au deux bouts d’une laisse commune, nous les avons laissé déambuler autour du petit terrain… n’intervenant que si l’un d’entre eux s’approchait trop de la clôture arrière (ouverte) ou du dessous du patio.

Les frères Chatamazoff, pour leur part, ont dû se contenter de regarder leurs frangins d’adoption à travers la moustiquaire de la porte patio. Nous craignons trop qu’ils tentent une grande évasion si nous les laissons sortir, ces deux-là.

Transfuge de classe

Couverture tirée du site de Lux Éditeur. Cliquez sur l’image pour accéder au site.

Je n’ai pas l’habitude de vous imposer mes lectures, qui sont nombreuses, parce que je suis un lecteur vorace et omnivore… même lorsque la vie déborde. J’oublie parfois de noircir quelques pixels sur ce blogue pendant un certain temps… mais je n’oublie jamais de lire. Je suis en fait très privilégié de pouvoir exercer un métier pour lequel je suis payé (en partie) pour assouvir ma passion pour la lecture. Contrairement à ce que je lis dans les nouvelles, je n’ai pas encore souffert du «déficit d’attention» causé par l’omniprésence du numérique. Donnez-moi un livre et je disparais à toutes fins pratique de la planète.

Il y a quelque temps, en feuilletant virtuellement ma « grosse Presse »1, je suis tombé sur cet article de mon ancien collègue d’études Patrick Lagacé. Le titre m’ayant intrigué (et j’aime bien le regard que pose Lagacé sur une variété de sujets), j’ai lu et j’ai été intrigué par cet auteur, Jean-Philippe Pleau, que je ne connaissais pas auparavant (je ne suis pas un auditeur régulier de la radio de Radio-Canada en français). J’ai aussi constaté, à la fin de l’article de Lagacé, que l’un des chroniqueurs culturels du quotidien, Marc Cassivi, avait lui aussi pondu un papier sur l’ouvrage de Pleau quelques jours auparavant.

J’ai donc fait un petit détour par Renaud-Bray et commandé le volume sur un coup de tête, en partie parce qu’en lisant Lagacé et Cassivi, l’idée centrale de ce « roman (mettons) » comme l’indique l’auteur, rejoint ma propre expérience de ce qu’il nomme être un « transfuge de classe », souvent assis entre deux chaises. Qu’avait-il donc à en dire? Retrouverais-je dans son expérience minimalement fictionalisée quelque chose de la mienne propre? Il y avait, au moment où j’ai reçu l’ouvrage quelques autres livres en chantier sur ma table de chevet, mais je suis finalement arrivé à cet ouvrage la semaine dernière. Je l’ai transpercé en deux jours, goulûment.

Et puis, il y a quelques jours, après que j’ai décidé d’écrire ce billet de blogue, voilà que Régis Lebeaume, ancien maire de Québec devenu chroniqueur à La Pressse s’exprime lui aussi sur le volume de Pleau. Il fallait donc que je lance ce billet pendant que le fer du discours public est chaud. Je pensais aussi à l’écho que je veux donner à l’article d’Olivier publié il y a un mois.

Pleau, l’auteur, est sociologue de formation qui, au moment de son doctorat, a fait un détour vers la communication, ce qui l’a mené de fil en aiguille et après un apprentissage auprès du grand Serge Bouchard à animer une émission hebdomadaire à la radio de Radio-Canada intitulée « Réfléchir à voix haute ». Comme son mentor, il est devenu ce que l’on appelle souvent un « intellectuel public ». Né en 1977, il est de quelques années mon cadet, mais nous partageons quand même un substrat culturel assez semblable.

Soyons clairs, malgré quelques réserves que je vais mentionner plus loin, j’ai beaucoup apprécié ce livre qui donne une voix, ce qui est rare, à la classe ouvrière québécoise / canadienne-française, celle qui s’est longtemps considérée « née pour un petit pain » et qui ne voulait pas raconter son existence qu’elle considérait sans intérêt. Et il ne s’agit pas d’une voix externe, mais bien issue de cette même classe populaire qui s’exprime. J’entendais en écho dans les paroles qu’il cite de ses parents (particulièrement de sa mère) des idées ancrées chez mes propres parents. Pleau souligne à gros traits, et c’est le mérite principal de cet ouvrage que, même dans la population blanche et de descendance coloniale, il n’y a pas une unité de classe et de niveau de prospérité et de privilège, ce que le discours ambiant qui parle d’une « société sans classes » ou de l’hégémonie de la « classe-moyenne » englobant la plus grande partie de la population voudrait laisser croire.

En gros, Pleau raconte son enfance vécue à Drummondville, une ville industrielle de taille moyenne située au cœur d’une zone agricole prospère (ce qui ressemble beaucoup au Joliette où j’ai grandi). Il évoque l’analphabétisme de son père et l’alcoolisme atavique de sa famille (on croirait lire Zola dans cet examen), ainsi que l’hypocondrie de sa mère, projetée sur lui lorsqu’il était enfant, menant à une surmédication pour des problèmes de santé imaginaires. Un pédiatre incompétent aurait contribué à alimenter les phobies maternelles à ce chapitre. Il parle beaucoup des peurs de ses parents qu’il s’agisse de conduire à Montréal, de manger ailleurs que chez Saint-Hubert, ou de rencontrer de personnes d’autres origines que canadiennes-françaises. Ces peurs, il sera mené à s’en affranchir dans son processus de transition de classe. Enfant unique, il considère avoir été aimé, même maladroitement, par des parents qui avaient de la difficulté à exprimer positivement leurs émotions et son volume se veut, peut-être maladroitement aux yeux de certains membres de sa famille élargie, une expression d’amour filial pour ce que ses parents lui ont donné.

Ce qui différencie Pleau de celleux qui ont grandi dans le même milieu, c’est qu’il est, progressivement, passé d’un milieu ouvrier à un milieu petit-bourgeois, et que son identité et son auto-perception se sont transformées pour devenir bourgeoises. L’éducation secondaire dans une école privée,2 puis à l’université, ont à la fois transformé son regard et l’ont mis en contact avec des personnes qui l’ont progressivement mené à vivre cette transformation personnelle, sociale, intellectuelle et culturelle. Tout au long de ce parcours, raconté via diverses anecdotes, Pleau nous raconte ses prises de conscience de cette transformation, et en même temps la persistance des marqueurs de classe qui trahissent parfois ses origines, qu’il s’agisse du fait qu’il ait dû travailler dans une entreprise de restauration rapide durant ses études universitaires, des bévues sociales mineures ou du langage qu’il emploie qui marquent ses origines.

Celleux qui me connaissent personnellement pourront voir quelques éléments de cette histoire personnelle qui résonnent avec la mienne, et c’est probablement ce qui donne à ce livre une dimension qui pourrait en faire un succès de librairie. Les « transfuges de classe » sont nombreux dans notre génération, en partie pour des raisons socio-historiques ayant trait à l’impact de la Révolution Tranquille des années 1960 et surtout à l’élargissement du réseau d’éducation suite aux recommandations du Rapport Parent de 1963. Nombreux·ses sommes-nous, né·es après 1955, à avoir pu accéder à des études qui étaient impossibles aux générations qui nous ont précédé·es, à commencer par les études secondaires, mais également, grâce à un système intégré permettant divers embranchements via le Cégep, vers les études universitaires ou vers une formation professionnelle spécialisée. L’impact de la croissance économique des Trente Glorieuses a également permis à la génération de nos parents, même celleux qui n’ont pas pu eux-mêmes accéder aux études supérieures, de nourrir ce rêve de l’émancipation sociale et économique par l’éducation. C’était certainement l’idée de mes parents: l’éducation (et selon mes parents spécifiquement, l’apprentissage de l’anglais) ouvrent bien des portes.

Pleau parle de son expérience personnelle qu’il cherche à présenter comme une sorte d’étude de cas. Il est fort conscient que son expérience n’est pas nécessairement représentative de celle qu’ont vécu d’autres « transfuges de classe ». Si je compare ma propre expérience, on y voit des similitudes et des différences. Comme lui, le point de rupture entre la perspective de classe de mes origines familiales et celle de la bourgeoisie s’est amorcée à l’école secondaire privée. Contrairement à lui, mon parcours de transfuge était explicitement encouragé par mes parents et s’est poursuivi au niveau collégial, où j’ai à nouveau choisi l’un des rares collèges privés qui existaient encore (l’institution où j’ai fait mes études collégiales a depuis été absorbée par une institution publique à vocation régionale). Lorsque j’ai amorcé mes études universitaires à Ottawa, c’était encore avec leur encouragement et avec un soutien financier partiel qui m’a évité d’avoir recours au système étatique de prêts et bourses (tout en ayant profité de bourses au mérite). Il faut dire dès l’abord que même si mes parents sont également de la classe ouvrière (mon père était mécanicien de machinerie fixe et ma mère couturière), ils avaient atteint un niveau de confort matériel leur permettant — avec certains sacrifices — de se payer une maison unifamiliale dans une zone de banlieue qui ressemblait peu au dur quartier Duberger et à la rue Duplessis des origines de Pleau. Pendant cinq ans, mon père s’est même payé le luxe d’un petit bateau de plaisance sur lequel nous allions passer — à mon grand dam et à celui de ma mère — l’été sur l’eau.  Toutefois, lorsqu’il fait référence à des repères culturels comme l’intérêt pour les mécaniques modifiées, j’y retrouve le discours de mon enfance… même si contrairement à Pleau, je faisais déjà figure d’extra-terrestre, parce que ces choses ne m’intéressaient pas. Déjà, j’aurais pu faire mienne cette expression vue dans une librairie la semaine dernière:

J’ai pris conscience de ma propre expérience de « transfuge de classe » dès le début de mes études universitaires. Au secondaire, j’étais celui que les élèves bourgeois qui formaient la majorité (mais vraiment pas l’ensemble) de la population estudiantine montraient du doigt. Cependant, j’ai réussi à faire ma place en investissant mes efforts dans la performance académique, encouragé en cela par mes parents. Néanmoins, je me suis toujours senti étranger dans cette école, même si j’y ai fait la connaissance de quelques personnes (aussi non bourgeoises) dont l’amitié s’est révélée durable. Je n’ai pas vraiment de sentiment d’appartenance à mon école secondaire, même si je suis heureux de l’éducation que j’y ai reçu. Au collégial, puis encore davantage à l’université, où j’étais géographiquement éloigné de mes parents, j’ai acquis une identité plus forte et pas seulement au niveau académique. Contrairement à Pleau, j’ai eu la chance de quitter la restauration rapide après mon cours collégial pour travailler à des endroits prestigieux comme le Parlement du Canada, aidé en cela par un bilinguisme effectif après un séjour à Cambridge à l’été 1989 (voyage rendu financièrement possible par les nombreuses heures supplémentaires travaillées par mon père). En fait, cet emploi parlementaire m’a également exposé aux divergences de classes qui étaient très présentes entre les 43 membres du groupe des pages et qu’on m’a souligné de manière peu délicate à quelques reprises en soulignant des choix vestimentaires, des expressions ou des habitudes de comportement qui dénotaient mes origines, un phénomène que Pleau souligne à quelques reprises. Contrairement à lui, toutefois, je n’ai pas souvenir d’avoir cherché à cacher ou nier mes origines; au contraire, j’en étais plutôt fier.

Évidemment, je rejoins Pleau dans ce qu’il vit au présent, se sentant un peu étranger dans son milieu social, professionnel, et même familial bourgeois, où il n’est pas certain que les personnes de l’environnement où il a grandi trouveraient leur place. J’ai vécu ce passage aux études supérieures (j’ai obtenu par choix assumé un doctorat de l’une des universités les plus prestigieuses du pays). Pendant ce temps, j’étais membre d’une congrégation religieuse, un environnement très bourgeois dans ses valeurs et ses codes de vie malgré le vœu de pauvreté. Toutefois, ma vie n’a pas nécessairement pris la même courbe par la suite, même si je vis tout de même un niveau de vie bourgeois. Mon conjoint n’est décidément pas bourgeois et n’est pas du tout à l’aise dans ce milieu, pour des raisons qui dépassent la question des classes sociales et qui sont ancrées dans la réalité coloniale qui fonde le Canada. Des gens comme Oyaté m’ont gardé ancré dans la « vraie vie » malgré mes tendances livresques. Le milieu où j’enseigne n’est également pas uniquement bourgeois (le corps enseignant est formé de nombreux « transfuges de classe » et une grande partie de la population étudiante est de milieux économiquement prospères mais modestes en termes d’identité de classe. Mon regard sur ma propre expérience diffère donc de celui de Pleau, mais cela n’invalide aucunement son propre constat et surtout ce qu’il dit de la persistance des clivages de classe dans la société canadienne. Les différences gastronomiques qu’il souligne sont particulièrement parlantes à cet égard. À ce titre, que disent les recettes de ce blogue sur mon identité de classe?

Il y a dans ce volume quelque chose qui plaira au lectorat bourgeois un peu voyeur : malgré tous ses efforts pour ne pas porter un jugement de valeur sur son passage d’une classe sociale à une autre (il évite soigneusement les termes suggérant un « progrès » quelconque, par exemple, et verbalise ses choix), il reste clair que Pleau considère ce qu’il a vécu comme quelque chose de désirable. Il ne lui semble pas vraiment possible (et surtout pas souhaitable) pour quelqu’un d’être « transfuge de classe » en sens inverse, passant de la bourgeoisie à la classe ouvrière.  Malgré tous ses efforts, il y a un jugement des peurs et du « racisme et de l’homophobie ordinaires » de ses parents. Je ne juge pas Pleau là-dessus… ayant moi-même porté un regard assez semblable sur mon expérience passée. Le lectorat bourgeois aimera également lire, et j’y vois encore Zola, comment les « petites gens » des classes laborieuses vivent une vie différente de la leur, et considéreront que c’est très bien ainsi.

Revenons sur la question des classes sociales. C’est peut-être là que j’ai une certaine déception face à cet ouvrage qui aurait pu aller beaucoup plus loin dans son analyse. Le regard sociologique qui est posé sur l’expérience de classe est hautement personnel et fait malheureusement l’économie d’un regard social élargi qui serait très à propos lorsque l’on constate l’élargissement du fossé social entre les très bien nantis (le « un pourcent » ) et les diverses autres strates de la population qui ont de plus en plus de difficulté à se loger, à se nourrir, et à se procurer les biens de première nécessité. C’est malheureusement dans ces classes populaires désenchantées, qui à un certain moment (jusque dans les années 1990 environ) ont pu aspirer à un niveau de vie plus confortable qui leur devient de plus en plus inaccessible, que résonne le plus le discours populiste alimenté de racisme et de haine des « minorités » des partis de droite et d’extrême-droite. Les parents de Pleau comme les miens sont très sensibles à ce discours qui se drape de rectitude morale pour pourfendre les intérêts étrangers tout en cachant leur propre contribution à l’iniquité sociale grandissante. Parler du « racisme ordinaire » de sa culture d’origine sans en examiner les ressorts sociaux plus profonds me semble un angle mort important de ce volume. Peut-être était-ce un choix de la maison d’édition (je ne sais pas) ou simplement le résultat d’un regard trop égocentré pour arriver à tirer ces conclusions élargies qu’il aurait pu considérer comme une distraction, mais cela aurait trouvé sa place dans les derniers chapitres, qui sont plutôt faibles et surtout préoccupés par la réaction de sa famille et de son entourage à la publication de ce « roman (mettons) ».

Ce volume vaut la peine d’être lu, ne serait-ce pour le regard lucide qu’il porte sur les mythes populaires d’une société sans classe. Plusieurs personnes de ma génération s’y reconnaîtront à coup sûr. J’ai en fait le goût de lire son livre précédent, un assemblage de chroniques, intitulé Au temps de la pensée pressée.

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1. Pour mon lectorat d’outre-Atlantique et d’ailleurs, La Presse est un journal montréalais fondé en 1884 qui est maintenant publié seulement en ligne (pendant un certain temps, la version numérique a porté le nom de Cyberpresse). À l’origine, il s’agissait d’un journal populiste (on disait un « journal jaune », rôle que remplit aujourd’hui le Journal de Montréal) qui, comme bien des choses, s’est progressivement embourgeoisé sans pour autant devenir un journal de l’élite (cela serait Le Devoir). La Presse était imprimée sur papier grand format et, le samedi, comptait plusieurs « cahiers » et fascicules supplémentaires qui faisait du journal un objet plutôt considérable, d’une épaisseur approchant les cinq centimètres. Elle était ainsi souvent connue sous le nom de grosse Presse.

2. Jusqu’à il y a environ 20 ans, l’éducation privée au Québec n’était pas uniquement élitaire, bien qu’il ait existé une différence marquée de réputation entre l’éducation publique et privée. Plusieurs écoles privées, héritières des institutions cléricales (collèges classiques et autres) se voulaient accessibles, appliquant surtout des critères d’aptitudes intellectuelles à l’admission des élèves et offrant des réductions importantes des frais de scolarité aux familles moins nanties. Le milieu de l’éducation privée est devenu davantage marqué par les forces économiques du marché depuis le tournant du millénaire.