Au cœur des «mauvaises terres»

Les explorateurs qui y sont arrivés au dix-huitième siècle les nommaient les «mauvaises terres à traverser». Elles ont depuis pris le nom de «Badlands», car il s’agit d’une région où l’on peut effectivement facilement imaginer que les premiers explorateurs ont pu se perdre, sans repères, au milieu de ce décor de cauchemar. Pourtant, pour les peuples des Premières Nations, cette région revêt un sens profondément spirituel et on peut aussi ressentir l’étrange attrait et la fascination que suscite cet endroit où la nature a laissé les traces vives d’un incroyable déchaînement de forces tout en inspirant une paix profonde et un émerveillement face aux forces de la nature. C’est un peu comme la beauté que l’on peut voir dans un cataclysme. Je pense entre autres à la magie féérique du verglas, dont j’ai pu vivre les dramatiques conséquences à deux reprises en 1997 à Joliette et en 1998 à Montréal); au-delà des inconvénients réels, le scintillement de la lumière sur le paysage figé dans la glace avait quelque chose de merveilleux. L’avantage de visiter les Badlands aujourd’hui est que nous n’avons pas à vivre l’incertitude d’un voyageur déboussolé (ou d’une panne d’électricité sans fin en vue), tout en ressentant l’émerveillement que suscite le paysage et son environnement bien particulier.

Panorama à l'entrée du parc provincial des dinosaures; les badlands dans toute leur splendeur
Panorama à l'entrée du parc provincial des dinosaures; les badlands dans toute leur splendeur

Le parc provincial des dinosaures est un des meilleurs endroits où admirer les badlands. Il se trouve à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Brooks, dans le sud-est de l’Alberta, à environ deux heures de Drumheller (cliquer ici pour voir le trajet parcouru). Après la visite du musée Tyrell la veille, nous avons passé la nuit dans un hôtel à Brooks (où il régnait une chaleur à la limite du tolérable) avant de repartir le lendemain matin vers le parc provincial. La plus grande partie du parc constitue une aire de conservation réservée aux chercheurs et aux employés du musée Tyrell, qui dispose d’une station de recherche sur le site. Chaque été, des équipes de paléontologues s’amènent dans le parc, qui constitue l’une des réserves de fossiles parmi les plus riches de la planète. L’érosion des eaux glaciaires, puis du vent et de la rivière Red Deer contribuent à constamment révéler des fossiles aux chercheurs; plus de 300 espèces différentes ont été répertoriées dans le parc depuis le début du vingtième siècle.

Cependant, bien qu’on trouve effectivement des dinosaures au parc provincial, on n’y vient pas nécessairement pour en voir dans la nature… cela requiert un œil exercé et la cueillette de fossiles est d’ailleurs interdite. L’un des sentiers ouverts au public, celui des «chasseurs de fossiles» permet cependant d’admirer deux reconstitutions de dépôts de fossiles. Un premier montre les ossements d’un hadrosaure «sans tête» parce que son crâne a été perdu, ce qui se produit assez fréquemment à cause des circonstances de la sépulture de l’animal.

Le site est enclos dans un bâtiment qui rappelle un peu un édicule de métro, avec des vitres sur trois faces et une grande murale peinte au fond, qui représente l’animal tel qu’il pouvait avoir été constitué de son vivant. De nombreuses explications détaillées en anglais avec traduction française et allemande présentent le fossile dans son contexte et signalent l’importance qu’il revêt pour la paléontologie. On peut notamment voir l’empreinte de la peau d’une patte de l’animal dans la roche (juste sous les os dans la photo).

Un peu plus loin, on a reconstitué à l’intérieur d’un autre édicule ce à quoi ressemble un site de fouilles, à partir d’un site ayant existé. Un récit permet aussi d’expliquer la démarche entreprise par les chercheurs pour donner du sens aux amas d’os apparemment incongrus qu’ils trouvent. Cela permet d’apprécier les méthodes employées par les paléontologues et la signification que peuvent avoir leurs recherches non seulement pour l’identification d’os, mais aussi pour comprendre le mode de vie des dinosaures.

Le parc n’est cependant pas intéressant seulement pour les fossiles qu’on y trouve. Il s’agit d’un écosystème très particulier, qui forme en fait le point de rencontre de trois écosystèmes. Le premier est la prairie qui entoure le parc et que l’on peut admirer en approchant, voyant graduellement s’ouvrir des «coulées» dans les champs qui annoncent les badlands:

L.B.
Photo: L.B.

Comme on peut le constater, la prairie telle qu’elle existait naturellement a été réduite à une portion congrue et remplacée par des cultures. Dans cette région de la province, le climat sec dicte une agriculture d’élevage et de pâturage; les plantes naturelles de la prairie ont donc été remplacées par des graminées destinées à produire du fourrage, principalement pour les bovins. La prairie contenue dans les limites du parc tente de recréer la prairie naturelle, avec ses plantes indigènes et les animaux qui en vivent.

Le deuxième environnement est celui des badlands, évidemment, qui n’est pas qu’une fantasmagorie de pierre; il y a, dans ce paysage lunaire, de la vie, ainsi qu’on l’apprend au centre d’information des visiteurs. Ce bâtiment qui forme le cœur des activités du parc, a été agrandi en 2005 en utilisant de manière rigoureuse les principes environnementaux les plus récents, ce que l’on explique aux visiteurs. J’ai trouvé fort intéressante l’application d’un système de climatisation «passive» (plutôt que mécanique), par l’utilisation ingénieuse d’une tour de ventilation et de fenêtres ouvrant à des endroits stratégiques. De plus, l’écologie revêt également un sens humain ici, au sens où l’on s’est également préoccupé du bien-être des employés et visiteurs dans la conception, entre autres, de l’éclairage. Dans un parc comme celui-ci, il importe de se préoccuper de réduire l’empreinte écologique de l’utilisation humaine des lieux et le centre d’accueil donne l’exemple.

C’est de cet endroit que l’on peut partir pour une visite guidée de deux heures dans les zones normalement inaccessibles du parc. Cependant, le jour de notre passage, pour une raison que j’ignore, les visites n’allaient pas plus loin que la zone normalement ouverte au public; nous avons donc exploré par nos propres moyens, mais ce ne fut pas sans avoir ratissé la petite exposition qui se trouve à l’intérieur du centre et à laquelle on accède pour la modique somme de trois dollars par personne. Celle-ci est particulièrement riche en renseignements permettant d’apprécier la réalité du parc.

Le centre d’accueil des visiteurs (où est également logée la station de recherche du musée Tyrell) se trouve juste à côté du troisième écosystème du parc: la forêt riveraine de peupliers, qui fournit fraîcheur et nourriture à plusieurs espèces d’animaux présents dans le parc, mais qui est particulièrement menacée, entre autres par les travaux de régulation du cours de la rivière qui ont éliminé les essentielles inondations périodiques qui enrichissaient le sol. On la voit sur la photo, au fond, juste devant les falaises lointaines.

Cette forêt est la seule partie du parc que nous n’avons pas pu explorer en détail, faute de temps. Il faut bien s’en garder pour une autre visite! Nous avons par contre parcouru le circuit qui, partant du terrain de camping qui jouxte le centre des visiteurs, donne accès à une partie spectaculaire des badlands. On peut y voir la majesté des formations rocheuses, dont certaines ne sont pas sans rappeler les colonnades de temples; ce n’est pas sans raison que ce lieu avait une signification mystique pour les peuples autochtones.

On voit aussi un peu partout les emblématiques cheminées de fées, que l’on appelle ici hoodoos, ces formations rocheuses qui résultent de l’érosion. Certaines sont modestes et ont l’air de champignons

alors que d’autres se dressent majestueusement et dominent le paysage.

D’autres cheminées de fées sont tout bonnement spectaculaires et symbolisent à elles seules le délicat équilibre qui rend possible un tel milieu.

Enfin, certaines formations rocheuses ne sont pas tout-à-fait des cheminées de fées, mais résultent quand même de phénomènes d’érosion semblables causés par des roches de duretés différentes. Celle que l’on voit ici bas se trouve tout près du lieu, au bout du «sentier des chasseurs de fossiles» où l’on rend hommage à une équipe de recherche qui a extrait de ce site plusieurs fossiles importants.

Non seulement ces roches sédimentaires sont-elles balayées par le vent et érodées par l’eau de ruissellement, mais elles revêtent diverses couleurs selon leur composition. Une bonne partie des roches sont formées d’une sorte de granit particulièrement poreux et fragile (la pierre grise que l’on voit un peu partout et qui a l’apparence de sable compacté, ce qu’elle est, d’où son appellation anglaise de sandstone. Les roches plus dures ont souvent une haute teneur en minerai de fer, ce qui leur donne une couleur typique de rouille.

Ce paysage est constamment transformé par les forces naturelles. On sent constamment le vent qui balaie le paysage et qui transforme la végétation plutôt chétive qui arrive à y prendre racine, tel cette sauge arbustive,

mais on sent également partout l’action de l’eau sur le paysage, par ces nombreuses rigoles et coulées (rills en anglais) qui strient la roche tendre. Parfois, l’eau arrive même à creuser des tunnels lorsqu’elle s’infiltre dans la paroi puis rencontre une roche plus résistante et qu’elle doit sortir.

L.B.
Photo: L.B.

Cette eau de ruissellement est chargée de minéraux et de fines particules de roche en suspension, si bien que l’on voit de l’argile partout au sol. Celui-ci devient extrêmement glissant lors de pluies, mais lorsque cette «terre» gorgée d’eau se dessèche, elle forme des stries et se craquèle, ce qui lui a valu le nom populaire de «roche popcorn», étrangement à la fois fragile et dure.

Et qu’est-ce qui vit dans cet environnement où président les extrêmes? Nous n’avons pas rencontré d’espèces animales (nombreuses) telles qu’elles nous étaient présentées au centre des visiteurs; cependant, la végétation ne pouvait pas se cacher de la chaleur et nous attendait. Il y avait, comme on a pu le voir plus haut, de la sauge un peu partout, des graminées dans les prairies au creux des vallées, mais aussi des cactus qui se nichaient à divers endroits. Oui, il y a bien des cactus qui poussent à l’état sauvage au Canada.

Deux chats potentiellement affamés nous attendaient à Red Deer en ce mercredi soir 23 juillet et nous n’avons pas pu tout voir… il faudra revenir. Le photographe amateur que je suis aimerait entre autres croquer ces paysages à la lumière rasante du soir, ce qui leur donnerait un tout autre aspect. Je suis néanmoins sorti de cette visite enrichi d’un profond respect pour les forces qui se manifestent dans un tel environnement et émerveillé du fragile équilibre qui y existe.

15 commentaires sur “Au cœur des «mauvaises terres»

  1. Doréus, je suis tout à fait d’accord avec toi sur la beauté que ce serait de pouvoir immortaliser ces paysages au coucher du soleil… Cela doit faire tellement ressortir les teintes automnales insérées dans la pierre… En fait, tout comme le Red Rock Canyon au Nevada qui prend des teintes surréalistes à couper le souffle à l’approche de l’heure bleue… Oui, idée à retenir en effet pour ces Badlands…
    Suggestion pour ceux désirant explorer les Badlands en visite guidée : réserver avant d’y aller! Il semble en effet que ces places soient très convoitées et vous amènent, habituellement, dans des endroits interdits en « visites libres ». Et prévoyez-vous du temps pour effectuer, comme nous l’avons fait, ces visites libres qui permettent de vraiment ressentir la particularité de ces lieux. Vraiment spécial…
    Aurais-je oublié quelque chose, Doréus?

  2. Ma soeur, Mini, m’a conseillé de lire ton texte à propos des Badlands puisqu’elle compte nous y amener, la famille et un groupe d’amis, lorsque nous irons la visiter! 😀

    J’ai adoré ton texte riche en informations et tu m’as vraiment donner le goût de visiter, que dis-je! vivre, cet endroit à couper le souffle!

    Merci pour ce beau texte, Doreus 😉

  3. @Lune: Oui, la réservation est à conseiller. Néanmoins, admirer leur beauté de manière autonome peut se suffire. À quand le retour, à l’«heure bleue»?

    @Poisson rose: Bienvenue! D’Edmonton, ça va vous faire toute une trotte (5 h de route environ), mais ça vaut la peine! D’ailleurs, je vais parler d’Edmonton dans les prochains jours. Au plaisir de recevoir de nouveau ta visite!

  4. Encore un autre beau texte rempli d’informations !!!! Je te le dit, ton blogue est un véritable cours d’histoire!!! J’adore le lire, j’en apprend toujours plus à chaque fois!!!

    Comme ma soeur te l’a dit, on organise pour aller visiter ce superbe endroit!! J’en avait déjà entendu parler, mais je voulais y aller avec pleins de monde, c’est plus le fun dans ce temps-là!

  5. @Mini: Ne va pas penser que je veux te contredire, mais pour moi, c’est une expérience à vivre avec peu de monde… C’est un paysage qui prête à la contemplation et au silence, et ce n’est pas seulement ce que j’ai vécu: la plupart des petits groupes de personnes qui se promenaient autour de nous étaient plutôt silencieux. Mon amie et moi avons aussi été émerveillés de voir une famille avec de jeunes enfants et des parents soucieux d’éveiller la curiosité de leurs jeunes.

    Si vous y allez en groupe, une idée serait de louer un véhicule récréatif et d’aller y faire du camping quelques jours. Ça vous donnerait le temps d’explorer et surtout de voir le paysage qui change aux diverses heures du jour. Il y a un camping en plein centre du parc.

    Et pour l’histoire… je suppose que c’est une déformation professionnelle et le résultat de ma curiosité indécrottable.

  6. @Mini: je me permets de renchérir sur ce que te suggère Doréus… Il existe des lieux où c’est : « plus on est de fous, plus on rit… » Cependant, ce n’est pas ce genre de site… Les Badlands, il faut les ressentir, prendre le temps de les vivre pour mieux saisir comment ce lieu si particulier inspirait les Amérindiens de l’époque. Enfin, c’est ma perception et ma façon toute méditative de vivre la chose.

    @Doréus : pour le retour à « l’heure bleue »… Anytime!!! Just tell me and here I come! 🙂

  7. Lune, hey, j’y retournerais demain, moi… (remarquez que c’est au conditionnel, pas au futur simple; je ne pars pas pour m’y rendre demain, donc… quoique… si «les astres s’alignaient… »).

  8. « un système de climatisation passive »? Voilà qui est intéressant.

    Cela me renvois à mon fantasme de réfrigérateur écologique à cause de mon intolérance névrotique au bruit.

    Si d’aventure tu avait vent d’une telle invention, Doreus, pour l’amour du ciel, fais m’en part…

  9. Momo, j’aimerais moi aussi connaître un système de réfrigération (ou même de congélation) passive. Heureusement, mon frigo est très très silencieux…

  10. Je sais ce que tu veux dire Doréus, mais de toute façon les gens qui m’accompagneront ne seront pas des énervés mentaux lol. On va profiter de ce bout de pays! 🙂

    C’est une excellente idée de faire du camping là-bas, parce qu’une journée serait insuffisante (me connaissant)! 🙂

  11. Mini, je ne sais pas pourquoi, mais j’avais comme dans l’idée qu’un groupe = party. Merci de me corriger. Et je vous souhaite d’avoir beaucoup de plaisir à découvrir cette région. Effectivement, une journée, ce n’est pas assez et la prochaine fois que j’y retourne, j’aurai ce qu’il faut pour camper, je pense!

  12. Hahaha, non, on va pas là-bas en gang pour faire la fiesta, mais vivre ça entre amis ;D Et si on préfère vivre ça chacun de notre bord, on aura juste à s’arranger avec nos bébelles pour se retrouver quand ça sera finit!

    L’idée du camping me plaît vraiment! Je n’ai jamais fait du camping de ma vie, en faire pour la première fois ever dans les Badlands sera probablement mémorable! 🙂

    Et question typique fille de ville… est-ce qu’il y a ben de la bébitte? lol Ça va me donner le temps de me préparer mentalement d’ici là lol

  13. Poisson rose, la lotion anti-moustique est un must. N’est-ce pas, Lune? Nous nous disions que, de tous les habitants des Badlands qui étaient mentionnés au centre d’interprétation… le seul oubli majeur était les moustiques… qui nous harcelaient même en plein jour. J’imagine ce que ce doit être le soir…

  14. Euh, mon surnom est PoiSon Rose. Pas PoiSSon ;-D Sans rancune lol

    Je m’apporte du Off! en quantité industrielle, alors!

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